Sortie de terre en rase campagne, la Rhein-Neckar-Arena - 30 000 places - sera opérationnelle en janvier prochain. Miracle à l'allemandeDemain après-midi, à Mannheim, le TSG 1899 Hoffenheim affrontera le VfB Stuttgart à l'occasion de la quatrième journée de Bundesliga. Une rencontre incongrue entre un club de village de Bade du nord, fraîchement sorti des limbes, et celui de la capitale wurtembergeoise, au passé riche et glorieux. Ou l'histoire d'une ascension fulgurante, sur fond de miracle économique allemand.
D'un de nos envoyés spéciaux à Hoffenheim
C'est un jeudi gris, frais et humide. Une tristesse infinie enveloppe la campagne badoise. Hoffenheim semble figé dans l'ennui et la monotonie. La rue principale, sa boulangerie, ses deux kebabs, sont déserts. Derrière l'étal et son alignement ordonné de saucisses, la charcutière attend nonchalamment le client.
Seules les lumières tamisées de la Sparkasse, celles crues de la droguerie Schlecker, indiquent qu'une forme d'activité humaine doit se développer de temps à autre au coeur de ce gros bourg sans charme apparent. Peut-être est-elle précieusement cachée derrière les rideaux de mousseline brodés, suspendus à chaque fenêtre. Ou préservée des regards indiscrets au fond des profondes cours de ferme.
Un village où l'on ne fait que passer, sans jamais prendre la peine de s'arrêter A première vue, rien ne différencie Hoffenheim de n'importe quel autre village badois. A l'écart des grands centres urbains, la vie semble s'écouler d'une même manière indolente et uniforme. Le tintement des cloches de l'église, chaque quart d'heure, rythme la journée. Les allers et venues de quelques machines agricoles rappellent le caractère rural et laborieux des gens d'ici.
Quant aux voitures, elles ne semblent être qu'en transit. Venues de Sinsheim, la ville de 20 000 habitants à laquelle le bourg est rattaché, elles filent vers Heidelberg, cité estudiantine et culturellement riche sise à une trentaine de kilomètres. Ou vice et versa. A croire qu'Hoffenheim est un village où l'on ne fait que passer, sans jamais prendre la peine de s'arrêter.
Le visiteur non averti ne peut raisonnablement se douter qu'un miracle à l'allemande, le plus énorme et improbable dans l'histoire du football moderne, se joue là, dans le confinement d'une cité de 3 246 habitants au dernier recensement. Depuis cette saison, Hoffenheim joue en 1ere Bundesliga. Une incongruité qui fait grand bruit outre-Rhin.
A la faveur des deux premières journées - victoire à Cottbus (0-3) et contre Mönchengladbach (1-0) -, la troupe de Ralf Rangnick a même été propulsée en tête du championnat. Certes, Leverkusen a ramené le petit promu à la raison, lui infligeant un cinglant 5-2. Il n'empêche, le club, redescendu à la sixième place, devance toujours l'omnipotent Bayern Munich...
A l'heure de découvrir l'élite, le club avance encore à tâtons Le long de la route principale, juste à côté de la station Avia et en face du panneau qui indique les horaires des trois offices religieux hebdomadaires, est implanté le centre d'entraînement. Les installations sont spartiates et provisoires, à l'image des baraques en préfabriqué qui servent de bureaux au service de presse.
Si l'ascension sportive a été fulgurante, les infrastructures et l'organisation interne n'ont logiquement pu suivre la même courbe exponentielle. A l'heure de découvrir l'élite, le club avance encore à tâtons. L'un des attachés de presse, jeune homme affable et souriant, s'improvise aussi vigile, invitant les visiteurs à ne pas stationner sur le petit parking où sont rangées les grosses berlines des joueurs...
« Il est interdit de prendre des photos », murmure son collègue, gêné aux entournures. Et pourquoi donc ? Les garçons qui trottinent en contrebas masqueraient-ils quelque secret d'état ? « Ben, ce sont les consignes, les prises de vue ne sont autorisées que durant les vingt premières minutes », s'excuse le garçon, qui finit par se montrer moins inflexible devant le caractère ubuesque de la situation.
Débuté voilà un an, l'impressionnant chantier sera bouclé dans trois mois. Ce matin là, le crachin a dû dissuader les habitués et les curieux. Une poignée d'enfants et quelques vieux messieurs, protégés par un coupe-vent bleu à l'effigie du club, suivent quand même la séance d'un oeil distrait. Ludwig et Manfred, retraités grisonnants, sont des passionnés de la première heure.
Et la première heure, à Hoffenheim, remonte tout au plus à huit ans. Une paille, eu égard au poids de la tradition que portent les monuments comme Hambourg, Brême, Schalke ou Dortmund.
Avant 2001 et l'accession en Regionalliga, Hoffenheim n'existait pas L'appellation TSG 1899, date de la création, est d'ailleurs trompeuse. Originellement, l'association se consacrait exclusivement à la gymnastique, puis à l'athlétisme, histoire d'affermir les corps voire l'esprit des jeunes gens du village. La manipulation du cuir, sur un champ de patates et dans les profondeurs de la hiérarchie footballistique, n'est apparue qu'après-guerre.
Avant 2001 et une accession en Regionalliga - la troisième division -, Hoffenheim n'existait, pour ainsi dire, pas dans le paysage du ballon rond allemand. « A l'époque, on allait une ou deux fois par an à Karlsruhe, le club-phare badois, explique Manfred. Maintenant, on est à fond derrière Hoffenheim. C'est une grande fierté pour notre village. »
Et de pointer du doigt, de l'autre côté de la chaussée, une maison peu ordinaire. Celle-ci tranche dans une rue à dominante grise, puisque fraîchement repeinte en blanc et bleu. « Le gars a parié qu'il arborerait les couleurs du club si on monte en 1ere Bundesliga, rigole Ludwig. Il a perdu. Mais c'est le président qui lui a payé la peinture ! »
« Herrn Hopp » incarne à lui seul le miracle d'Hoffenheim L'anecdote tend à prouver que l'esprit campagnard et familial a survécu, du moins jusque-là, aux affres du professionnalisme. Elle est surtout en adéquation avec la philosophie de l'homme par qui tout est devenu possible. « Herrn Hopp », comme l'appellent avec déférence les supporteurs, incarne à lui seul le miracle d'Hoffenheim.
Dietmar Hopp, donc. Le Bill Gates allemand, dont la fortune personnelle est estimée à 7 milliards d'euros, a concrétisé dans son village natal un rêve de gosse. Un rêve que le fils de l'instituteur n'osait même pas caresser à l'âge des possibles, quand il venait taper le ballon avec les copains, entre les nids de poule et les monticules de taupes.
Selon la légende, le petit Dietmar aurait affirmé à sa mère un jour vouloir devenir millionnaire. Le « cerveau » n'a pas laissé passer le wagon de la richesse, quand celui-ci a parcouru les contrées reculées de sa région dans les années 70. Fortune faite, ce passionné de ballon rond aurait pu verser dans la folie des grandeurs. S'offrir, pourquoi pas, Manchester United ou le Bayern, les ors, le prestige et le clinquant en bandoulière.
Mais non, c'est à Hoffenheim, dans la peu affriolante circonscription du Kraichgau, entre Rhin et Neckar, que cet homme costaud, un peu raide, à la bouille ronde et à la chevelure grise a voulu bâtir un club. Ou plutôt son club, quitte à l'extraire des limbes. « Cette région m'a beaucoup donné, j'ai voulu la payer en retour », répète-t-il quand il s'agit d'évoquer son engagement local.
Bien sûr, la vertigineuse ascension a fait grincer pas mal de dents à travers tout le pays. En particulier dans les clubs dits « de tradition », au passé riche et à l'identité forte. Hoffenheim n'aurait aucune légitimité à figurer dans le cercle restreint des « grands », seul l'argent constituant son moteur. Les critiques acerbes, lancées des tribunes adverses et qui tombent parfois « en dessous de la ceinture », aux dires des supporteurs, ont affecté Dietmar Hopp.
De nature discrète, pour ne pas dire effacée, le mécène n'est pas monté sur ses ergots. Ceux qui travaillent pour lui, et qui connaissent l'homme, se sont chargés de prendre sa défense.
« L'an dernier, tout le monde ne parlait que des sommes injectées par M. Hopp pour acquérir des joueurs, dit Peter Zeidler, entraîneur-adjoint arrivé avec Rangnick à l'été 2006. Huit millions pour un Brésilien (Carlos Eduardo), six pour un Nigérian (Obasi), trois pour Demba Ba, ça peut paraître excessif en deuxième division. Ça avait peiné M. Hopp. Il m'avait dit : "On fait tout un foin autour de cet argent. Mais quand j'ai donné 100M€ pour la recherche contre le cancer, personne ne s'y est intéressé... »
Souvent comparé à Roman Abramovitch, l'oligarque russe qui s'est payé Chelsea, Dietmar Hopp réfute toute comparaison. Pour un peu, il incarnerait l'antithèse du football champagne et bling-bling qui a cours dans les salons londoniens. « Dire que l'argent de M. Hopp a permis de bâtir artificiellement un club ici est un cliché, poursuit Peter Zeidler. Il en a investi énormément, mais l'équipe fanion n'est pas qu'une façade. Autour de la politique de formation et du nouveau stade, le club se structure pour s'inscrire dans la durée. Vous n'avez ici aucun nom ronflant, que des joueurs en devenir. »
Un stade à 60 millions d'euros payé par le mécène Le projet de « Herrn Hopp » est extrêmement ambitieux. Il prend un tour nouveau à quelques kilomètres du terrain d'entraînement, en rase campagne, juste à côté de l'autoroute A 6 et de l'échangeur de Sinsheim. Jusque-là, le regard des quelque 110 000 automobilistes qui empruntent quotidiennement cet axe se portait vers un vrai Concorde figé en phase de décollage. Soit le symbole du Technikmuseum, principale attraction touristique de la région.
Depuis quelques mois, c'est un grand ovale de verre et de béton qui suscite l'attention. Débutée voilà plus d'un an, la construction du nouveau stade bat son plein. Ce matin-là, les ouvriers s'affairent dans les airs à assembler les tubulures en acier du toit.
D'une capacité de 30 000 places, ultramoderne et esthétiquement aboutie, l'enceinte, temporairement baptisée Rhein-Neckar-Arena avant qu'une grande firme n'y appose son nom, doit être livrée avant janvier prochain. Au regard de l'engouement récent et du potentiel démographique - 2 millions d'habitants dans le bassin d'emploi -, certains estiment que le stade est déjà trop petit.
Les petites gens d'Hoffenheim seront moins considérées comme des paysans Le bijou, amené à remplacer le Dietmar-Hopp-Stadion de Hoffenheim - 6 000 places - construit en 1999 et situé sur les hauteurs du village, coûte la bagatelle de 60 millions d'euros. Pas besoin de recourir à un montage financier complexe et long, puisque l'argent tombe exclusivement de la poche du mécène. C'est fou, la capacité qu'a cet homme à simplifier les choses...
Mais la principale fierté de Hopp se situe à Zuzenhausen, village situé dans le prolongement de Hoffenheim, en direction de Heidelberg. Au bout de la Dietmar-Hopp-Allee, c'est un autre chantier, moins spectaculaire que celui du stade, qui est en cours. Le centre de formation, inspiré du « modèle d'Arsenal », selon Peter Zeidler, sera opérationnel à la prochaine rentrée.
La jeunesse, voilà la grande affaire du Crésus local. Par-delà l'objectif de décrocher à moyen terme une place en Coupe d'Europe, le rêve ultime est de voir évoluer, à l'horizon 2010 - soit pour les 70 ans de M. Hopp - un joueur formé au club dans la Mannschaft, l'équipe nationale allemande.
Une manière éclatante de faire taire les critiques et de conférer une légitimité à son action. Les petites gens de Hoffenheim seront alors moins considérées comme des « paysans », provinciaux frustres et taciturnes.
Tous les jeudis gris, frais et humides du monde ne parviendront pas à ternir cet éclat. Ça doit être cela, le miracle allemand.
Édition du Ven 12 sept. 2008